Chapitre 9
Je parcourus le couloir sur la pointe des pieds jusqu’au dressing de Sinclair. J’aurais pu appeler ça sa chambre, mais il n’y dormait plus : il dormait avec moi. Pourtant, tous ses habits et ses affaires étaient restés là. Ça devait vouloir dire quelque chose, mais je n’avais pas l’intention de m’en inquiéter tout de suite.
— Éric ? murmurai-je, sachant très bien qu’il pouvait m’entendre.
Je voulais garder notre conversation le plus privée possible.
— Oui ? murmura-t-il à son tour.
— Je peux entrer ?
— Pour quoi faire ?
Je me retournai vivement : il se tenait derrière moi, dans le couloir, tout sourires. Il portait une tonne de vêtements qui revenaient du pressing, les tenant par les cintres. Des cintres en bois ! Son blanchisseur devait lui coûter une fortune.
— Tu sais que je déteste vraiment quand tu me prends par surprise ! Tu le sais, pas vrai ?
— Tu l’as peut-être mentionné une ou deux fois. (Se penchant près de moi, il ouvrit la porte, puis, galant, fit un pas de côté pour me laisser passer en premier.) Tu as encore fait des bêtises pendant les quatre heures durant lesquelles nous avons été séparés ? Je ne vois pas ce qui pourrait t’amener ici, autrement. Tu as enfin cédé à la tentation de tuer Anthonia ?
— Si seulement !
— Ou alors, tu as kidnappé le bébé Jon pour son propre bien et tu es venue m’annoncer que je suis papa ?
— J’aurais préféré, crois-moi ! (Je pris une grande inspiration. Mieux valait cracher le morceau une bonne fois pour toutes.) J’ai invité le Jon des Ailes à s’installer ici.
Il sortait chaque costume de son cocon en plastique avant de l’examiner attentivement et de le ranger sur une espèce d’étrange arbre à fringues. Au beau milieu du rituel, il éclata de rire.
— Quelle coïncidence ! J’ai justement invité le pape à déjeuner.
— Je ne plaisante pas.
Il se tourna vers moi en fronçant les sourcils. Sa réaction n’était pas excessive, mais quand son sourire disparaissait, le soleil et la joie semblaient s’évaporer de la pièce.
— Elizabeth…
— Je sais, je sais !
— Elizabeth, dis-moi que tu n’as pas fait ça.
— Euh… si.
Ses sourcils étaient tellement froncés qu’ils ne faisaient plus qu’un et le résultat était franchement flippant.
— Très bien. Donc je suis certain que tu pourras te rétracter avec autant d’aisance que celle dont a fait preuve ta gracieuse bouche lorsque l’invitation s’en est malencontreusement échappée.
— Ce n’est que pour quelque temps. Jusqu’à ce qu’il retombe sur ses pieds.
— Oh ! Seulement une vingtaine d’années, alors ! rétorqua-t-il.
Quand il essaya d’avancer vers moi, l’air furieux, il se prit les pieds dans les sacs plastique qui avaient protégé ses costumes. Je me mordis l’intérieur des joues pour ne pas rire. Ne ris pas ne ris pas ne ris pas !
Il plissa les paupières et écrasa au passage un des emballages, qui se dégonfla bruyamment.
— Tu ne serais pas en train de sourire, jeune fille ?
— Pas du tout, Éric ! (« Jeune fille » ? C’est nouveau, ça !) Écoute, je ne pouvais pas le laisser à la rue.
— Et pourquoi pas, au juste ?
— Éric ! Je t’en prie ! Je trouverai un moyen de me faire pardonner…
— Tu as intérêt, marmonna-t-il en m’attrapant par les coudes.
— Tu comptes seulement me baiser, pas vrai ? Je ne vais pas devoir brosser tous tes costumes ? Ou un autre châtiment horrible dans le genre ?
— Silence !
Il m’attira à lui pour m’embrasser fougueusement avant de me jeter sur le lit et d’atterrir sur moi avec la grâce d’un félin. En un clin d’œil, sa main se baladait déjà sous ma jupe pour me retirer mes collants tandis que l’autre se débarrassait de son pantalon. Et pendant tout ce temps, il faisait jouer sa langue dans ma bouche. Je tentai de l’aider, de bouger un tant soit peu, mais il contrôlait absolument tout. Alors, je me contentai de rester allongée et de faire mon devoir conjugal, comme on dit. Sauf qu’en fait, je pensais à sa grosse queue et à ce qu’il allait pouvoir me faire avec.
Lorsqu’il s’enfonça en moi, je n’y étais pas préparée, mais ça m’était complètement égal. On gémit à l’unisson en essayant difficilement de créer plus de frictions. Il avait cessé de m’embrasser pour enfouir son visage dans mon cou. J’avais passé mes jambes autour de sa taille. Sa chemise était toujours boutonnée et nous n’avions pas enlevé nos chaussettes.
Quand il réussit à me pénétrer complètement, je lui répondis et on trouva une sorte de rythme. Voilà qui était mieux, bien mieux… fantastique ! J’adorais la sensation de ses mains sur mon corps, puissantes et désespérées à la fois. Sans parler de sa voix dans mon esprit !
Ne laisse jamais personne d’autre jamais jamais tu es à moi à moi à moi à moi À MOI À MOI !
Oui, plus désespéré qu’autre chose. Puis, je le sentis se crisper au-dessus de moi et, même si j’étais à des années-lumière de mon propre orgasme, ça m’était égal. Je savais parfaitement qu’il passerait l’heure suivante à se racheter.
Il se laissa tomber sur moi en grognant. Je ris doucement. Mon chemisier n’avait pas bougé, lui non plus. Avec tous les vêtements et les sacs éparpillés aux quatre coins de la pièce, on se serait crus aux Galeries Lafayette le premier jour des soldes.
— Ne te moque pas de moi, horrible femme ! lança-t-il d’un trait.
— Désolée, Éric. Tu m’as donné une bonne leçon. Je me repens de mes actions… Au fait, l’équipe de foot du Minnesota emménage demain.
Il grogna de nouveau.
— Tu essaies de me tuer ou quoi ? Tu devrais avoir honte.
— Ah oui ? (J’enserrai sa taille avec mes jambes et le chatouillai derrière l’oreille, un endroit où il était particulièrement sensible.) Prêt à remettre ça ?
— Tu vas vraiment finir par me tuer, marmonna-t-il en déboutonnant lentement sa chemise. (Toutefois, il ne put me cacher cette lueur qui avait soudain illuminé son regard, ni le réveil de son… euh… intérêt.) L’État du Minnesota ne voit pas d’un très bon œil le meurtre avec préméditation, tu sais ?
— L’État du Minnesota ne verrait pas d’un bon œil tout ce qui se passe dans cette maison, je te signale. (Je tirai sur mes chaussettes à fraises avant de les jeter à travers la pièce.) En selle, cow-boy !
— Il n’est probablement pas très friand des suicides non plus, rétorqua-t-il.
Puis il m’embrassa et toute pensée cohérente s’envola de mon esprit.
— Rappelle-moi ce que tu es censée faire ? murmura Jessica.
— Je te l’ai déjà répété trois fois. Ce n’est pas possible, tu le fais exprès ou quoi ?
— Il se passe trop de choses dans ta vie : j’ai du mal à faire le tri.
— Quoi ? Je suis comme le journal de 20 heures ?
— Exactement ! s’exclama-t-elle sans paraître offensée par ma remarque. Parfois, c’est difficile de différencier ce qui est important de ce qui ne l’est pas.
— Génial ! Nous y sommes… 110, 111, 112.
Je m’arrêtai devant la porte close qu’on avait essayé de rendre plus accueillante avec des cartes et des froufrous, comme dans toutes les maisons de retraite. Malheureusement, c’était tout sauf réussi. Peu importait comment on les décorait, elles avaient toujours l’air de portes d’hôpital qui empestaient le détergeant.
Après avoir frappé doucement sans obtenir de réponse, je poussai la porte. Les gonds de caoutchouc s’activèrent dans un bruit sourd pour révéler une vieille dame assise sur un lit au fond de la pièce.
Elle sourit en nous voyant. Ses gencives ressemblaient à celles de Bébé Jon, mon demi-frère.
— Euh, salut ! dis-je en entrant comme une voleuse, suivie de près par Jessica. Je m’appelle Betsy et voici Jessica.
Elle plaça une main derrière son oreille. Elle ressemblait à toutes les personnes âgées que j’avais déjà croisées dans le Minnesota : maigre et ridée, avec des cheveux blancs et des yeux bleus. Elle portait les bas habituels des vieilles dames – ceux qui montent au-dessus du genou –, avec une blouse d’intérieur jaune entièrement boutonnée.
— Hein ? demanda-t-elle.
Je m’approchai.
— J’ai dit… (La porte se referma derrière nous dans un soupir. Dieu merci, enfin un peu d’intimité !) Je m’appelle Betsy et voici Jessica.
— Hein ?
Oh ! super ! Je me penchai vers elle jusqu’à être assez proche pour l’embrasser. Elle sentait le jus de pomme. J’avais l’impression d’avoir été propulsée à l’époque où je faisais du bénévolat dans les hôpitaux. De mon côté, Dieu seul savait quelle odeur j’avais. Peut-être celle de l’ange de la mort ?
— C’est Annie qui m’envoie ! criai-je. Elle m’a dit de vous dire…
Elle s’approcha davantage. À présent, nous étions vraiment à deux doigts du bisou.
— Hein ?
— Annie m’a dit de vous dire qu’il n’y a jamais eu de carte ! m’égosillai-je, sans tenir compte des ricanements de Jessica.
Super. Avec un peu de chance, il restait peut-être une ou deux infirmières qui n’avaient pas entendu notre conversation très privée.
— Mais il y a un compte en banque : voilà tous les renseignements dont vous avez besoin pour y accéder !
Je lui tendis un morceau de papier plié.
— No sé…, fit-elle en secouant la tête. No sé, no sé !
— Oh ! fait chier ! (Je résistai à l’envie de passer le lit à travers la fenêtre.) Annie ne m’a pas parlé de ça.
Jessica s’était allongée sur l’autre lit et se tenait les côtes, secouée d’un rire hystérique.
— Plus fort, plus fort ! No sé !
— Tu veux bien te bouger le cul et venir m’aider ?
— J’ai pris allemand en deuxième langue, tu le sais bien !
— Tu m’es d’une grande aide, merci beaucoup. Je suis sûre que tu gagnerais la palme du pire acolyte de toute l’histoire des duos. Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Heureusement, la vieille dame… Non, je devais me souvenir que c’était une personne à part entière. Elle avait un nom : Emma Pierson. Elle n’était pas seulement « la vieille dame ». Pendant que j’engueulais Jessica, Emma avait déplié le morceau de papier que je lui avais donné. Son visage s’illumina d’un grand sourire édenté. Elle débita quelque chose en espagnol (je ne l’avais étudié qu’une année au lycée et tout ce que je me rappelais, c’était : ¿dónde está el baño ?) avant de me serrer la main.
— Gracias ! Muchas muchas gracias ! Je vous remercie beaucoup ! Merci !
— Euh… De nada. Oh ! Avant que j’oublie : Annie s’en veut terriblement de vous avoir volé cet argent. Elle espère que vous prendrez du bon temps avec. Elle est… euh, lo siento ! Annie es muy muy lo siento para… euh… para avoir volé ? El dinero ?
Emma hocha la tête, sans se départir de son sourire. J’espérais sincèrement qu’elle savait de quoi je parlais. Dans le cas contraire, Annie reviendrait me payer une petite visite le soir même.
Puis, on se dévisagea en silence. Comme ça devenait gênant, je repris la parole :
— Dónde está el baño ?
Elle me donna des indications très compliquées. Aucun problème : je n’avais pas envie d’aller au petit coin, de toute façon. Puis on s’éclipsa après lui avoir fait signe de la main et crié « au revoir ».
— Je ne pense pas qu’elle ait entendu quoi que ce soit, fit remarquer Jessica en sortant son carnet de chèque de son sac et un stylo pour y griffonner quelque chose. Mais elle semblait au courant pour le compte.
— Peut-être qu’elle lit plus l’anglais qu’elle ne le parle. Ou peut-être qu’elle a reconnu le logo de la First National Bank et son nom…
— Peut-être. (Elle détacha un chèque – 50 000 dollars –, puis elle le glissa tout naturellement dans la boîte à suggestions avant de sortir.) Cet établissement a vraiment besoin d’un nouveau papier peint. Qui a choisi ce vert dégueu ?
— Tu me demandes ça à moi ? Cette maison de retraite ressemble à mon pire cauchemar. Regarde un peu ces pauvres gens. Ils cherchent un moyen de passer le temps en attendant de mourir.
— Il y avait quelques personnes dans la salle de jeu, dit Jessica, sur la défensive. Ils avaient l’air de bien s’amuser, avec leur puzzle géant.
— Pitié, arrête !
— OK, ça craint. Tu es contente ? J’avoue, je ne voudrais pas finir mes jours ici.
— Tu n’auras jamais ce problème, ma chérie.
— Oui, c’est vrai. Et toi non plus, d’ailleurs.
Cette pensée me remonta un peu le moral. Mon avenir ne consisterait jamais à passer mes derniers jours à manger de la compote avec des pantoufles IKEA aux pieds.
— Tu te souviens de la fois où tu as voulu faire du bénévolat, quand tu étais au lycée, et que tu n’as tenu qu’une journée parce qu’un vieux t’a frappée au genou quand tu as voulu l’obliger à finir son…
— Et si on évitait de parler pendant quelques minutes ? suggérai-je.
Cette peau de vache eut l’audace de ricaner jusqu’à notre retour à la maison.